Billets qui ont 'Hilberg, Raul' comme nom propre.

L'étoile jaune

En août dernier, quand "l'affaire" du polo Zara a éclaté, prise d'un doute et voulant évaluer la bonne foi du styliste zaraien, j'ai demandé à O., quinze ans, alors entre la seconde et la première: «sais-tu ce qu'est l'étoile jaune?»
Non, il ne le savait pas. Sans doute (ai-je pensé) cela était-il si évident pour les professeurs et les adultes autour de lui que personne n'avait jamais réellement explicité ce "détail". Questionné plus à fond, il reconnut avoir aperçu, maintenant qu'il y réfléchissait, des étoiles dans des films, mais sans y accorder d'importance particulière (remarquons que sur les documents d'époque, en noir et blanc, il s'agit de gris sur gris).
J'en ai été à peine surprise: après tout, on m'avait fait lire à onze ans Un sac de billes sans que je n'eus aucune idée de ce que c'était que la ligne de démarcation (ce n'est qu'au lycée qu'est arrivé jusqu'à ma conscience que nous, la France, avions perdu des guerres et des batailles: depuis Jeanne d'Arc, il me paraissait évident que nous ne pouvions que gagner — il est difficile de mesurer l'univers de naïveté qui m'entourait — et sans doute m'entoure encore, mais maintenant je le sais) ni la circoncision des juifs (ce passage du livre où un adulte fait baisser son pantalon au jeune héros pour vérifier s'il ment: incompréhensible, c'est pour cela que je m'en souviens).

O. avait lu Primo Levi, Si c'est un homme (les trois enfants l'ont lu, lecture obligatoire, mais l'étoile jaune est alors depuis longtemps dépassée), et peut-être Anne Franck (parle-t-on d'étoile jaune dans son Journal? Il faudrait que je le relise).

Je décidai qu'il était temps qu'il lise quelques livres et après avoir hésité (non, ni le Hilberg (!) ni les deux tomes du journal de Victor Klemperer (re-!), ni même Vivre avec une étoile que j'aime tant mais qui demande de savoir déjà un certain nombre de choses), lui tendis Rien pour poser sa tête et Histoire d'un Allemand.
Mais après chaque livre, la même conclusion: non, on n'y parlait pas d'étoile jaune.

Ce n'est qu'en décembre, avec Dora Bruder, que je trouvai le livre adéquat à son édification.


Claude Lanzmann

J'ai vu Claude Lanzmann au Collège de France cette après-midi. J'appréhendais ce moment, il a la réputation d'être tranchant et prétentieux, or c'est un de mes héros personnels à cause de son œuvre.

Je me souviens de la première fois que j'ai vu Shoah, loin dans un quartier de l'ouest parisien, en 1986, et mon retour à pied dans les rues désertes, traversant la moitié de Paris jusqu'à la rue Cardinal Lemoine pour tenter de me remettre du choc (et la semaine suivante, recommençant pour la deuxième partie).
Je découvrais l'extermination. Jusqu'ici je ne connaissais que les camps de concentration (confusion encore bien répandue, qui fait dire à Paul, 87 ans «On n'exagère pas un peu? Beaucoup sont revenus, non? » Et le cœur serré devant cette trace vivante d'antisémitisme français à la Bernanos, j'explique: «Non, ce n'était pas la même chose. Très peu sont revenus des camps d'extermination, on a des listes quasi-exhaustives, de trente à trois cents noms…» Mais je ne sais s'il me croit.).

Je lisais mal l'anglais, à l'époque. J'ai repéré le nom de Raul Hilberg. J'ai tenté (en vain) de commander son livre chez Brentanos.
Il est sorti l'année suivante, en 1988 (La destruction des Juifs d'Europe). Je travaillais chez Mollat, je l'ai lu aussitôt. Je me souviens de ma lecture hallucinée, des sondernkommandos, des bus, des trottoirs, du soleil, de tout ce mélange irréel, des gestes quotidiens qui occupaient toujours la même place.

J'ai revu Shoah deux fois, en Dvd désormais, chez moi, toujours seule, la nuit. C'est un film que je trouve insupportable de regarder à plusieurs. (Et cette après-midi, malaise à ce que les extraits soient projetés sans que la lumière ne soit éteinte). Désormais j'en comprends la structure, qui m'avait échappée lors de sa diffusion en salle. Désormais je comprends les accusations de montage, la colère des historiens qui me fait rire. Désormais je considère que Lanzmann a été insupportablement violent avec les gens qu'il a filmés, provoquant les larmes, n'arrêtant jamais la caméra.
Ce film est monstrueux.
Et je bénis Lanzmann de l'avoir fait.
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